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Chroniques
Joby Talbot
Alice’s adventures in Wonderland | Alice au Pays des Merveilles
L’habit ne fait pas le moine, dit le proverbe, et Lewis Carroll (1832-1898) en donne une parfaite illustration. En effet, comment ne pas s’étonner de la différence entre le professeur de mathématiques au Christ Church College d’Oxford, débitant ses cours de façon mécanique et acceptant de devenir diacre de l’Église anglicane pour conserver son poste, dont se souviennent ses élèves avec ennui – « un personnage guindé, toujours vêtu d’une redingote noire à peine ouverte sur un faux col d’ecclésiastique, promenant un visage aux traits fins et aux accents mélancoliques » – et l’inventeur farfelu d’un univers surréaliste avant l’heure, parangon du nonsense britannique ?
C’est en 1865 que Carroll (de son vrai nom Charles Lutwidge Dodgson) publie Alice’s adventures in Wonderland, une histoire racontée pour amuser Alice Liddell et ses deux sœurs, filles du doyen, quelques années plus tôt. Dans cet ouvrage qui rencontre un succès immédiat, sous couvert d’une histoire pour les enfants parfois cruelle, toujours parodique, il s’amuse des codes de la société victorienne qu’il n’ose sans doute pas attaquer de front dans la réalité – preuve en est ses pamphlets anonymes qui lui servent à dénoncer des problèmes locaux. Ici encore, la clinique psychanalytique donne des pistes sur l’attachement du créateur aux mots-valises et autres inversions : comme six membres de sa propre fratrie qu’il réjouissait, enfant, avec ses poèmes et spectacles de marionnettes, (Do-Do-) Dodgson était bègue et gaucher, et s’il a transformé en muse une petite fille de dix ans commanditaire de l’œuvre, c’est sans doute qu’elle accueillait favorablement ses jeux d’esprit.
On le sait, le Lapin blanc entraîne Alice dans des aventures souterraines au moment où survient le rêve. Pour ce ballet donné en première mondiale le 28 février dernier à la Royal Opera House (en coproduction avec The National Ballet of Canada), une garden party avec parties de croquet donne les clés de la fantasmagorie en jachère. Pas de deux oblige, on y découvre un jeune amoureux – chassé par une mère acariâtre, de même que la véritable Mrs Liddell a fini par interdire à Dodgson la promenade avec ses filles –, qu’une Alice adolescente retrouvera sous l’apparence du Valet de Cœur, lorsqu’elle s’endort devant l’objectif d’un Carroll photographe. La présence de l’alphabet, notamment dans la vidéo qui accompagne la chute sans fin dans le terrier, rassure un peu plus sur le sérieux avec lequel le chorégraphe Christopher Wheeldon aborde l’ouvrage transposé. Respectueux, il n’a pas puisé dans Through the Looking-Glass (De l’autre côté du miroir), ayant déjà beaucoup à faire avec la course au séchage, le domicile tragi-comique de la Duchesse et la rencontre avec The Caterpillar sans recourir à la matière d’une suite parue en 1871.
Au milieu de décors généreusement variés évoluent avec grâce ou cocasserie toute une troupe investie : Lauren Cuthbertson (Alice), danseuse étoile britannique de sa génération, Steven McRae (Chapelier Fou aux claquettes crépitantes), Zenaïda Janovski (Reine de Cœur se rêvant ballerine), Eric Underwood (Chenille) sans oublier Sergeï Polounine (Valet de Cœur) et Edward Watson (Caroll devenu Lapin blanc). Le comédien Simon Russell Beale incarne la Duchesse tandis que le Chester Cat (seule référence visuelle aux illustrations originales de John Tenniel) prend vie entre les mains de nombreux manipulateurs gainés de noir.
Avec son humour pour petits et grands – à l’instar de l’opéra qu’Unsuk Chin a déjà tiré de Carroll [lire notre chronique du 14 juin 2010] ou du Pinocchio de Dove [lire notre critique du DVD] –, ce spectacle réjouissant ne serait pas sans la musique de Joby Talbot qui, en collaborateur habituel du cinéma, comprend la nécessité de se plier à une structure de temps très stricte. Cloches, harpes, percussions, piano et célesta créent des carillonnements qui renforcent la féérie d’une partition puisant largement dans l’héritage russe (Prokofiev, Rachmaninov, Mossolov, etc.). Brillamment, Barry Wordsworth dirige l’orchestre maison durant les deux heures de ce ballet dont quelques moments de répétitions sont offerts en bonus.
LB